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Antonio Donini


1 avril 2016

Mon «chef»

Maurice a été mon premier chef quand je suis rentré à l’ONU et il est resté mon chef pour toujours. D’une certaine manière, il a été mon père professionnel, puisque je suis sa création. Je m’explique : en 1976 quand je suis arrivé tout jeune fonctionnaire à l’ONU, Maurice était inspecteur au Corps commun d’inspection des Nations Unies. Il s’était attaqué depuis quelques années à essayer de faire sortir l’administration du personnel l’ONU de l’arbitraire et des manipulations politiques et avait proposé dans un rapport l’établissement d’une véritable fonction publique internationale basée sur une vérification objective des compétences et notamment sur des concours pour recruter des jeunes professionnels. Ces concours auraient dû devenir la voie royale pour faire carrière à l’ONU. L’idée ne plaisait pas trop aux bureaucrates car elle bousculait le train-train et les pesanteurs sociologiques. Mais certains états qui étaient chroniquement sous représentés au sein du Secrétariat y étaient favorables et l’on décida de tenter une expérience avec des concours en Allemagne (de l’Ouest à l’époque) et en Italie. D’où mon recrutement. Mais le Secrétariat ne savait pas trop quoi faire d’un jeune sociologue parlant trois langues et… tout naturellement il s’est tourné vers celui qui avait lancé l’idée des concours pour lui demander de bien vouloir m’absorber au Corps commun d’inspection (CCI). Ce qui fut fait.

Le CCI était alors un animal bizarre. Il était composé — il l’est toujours — de onze inspecteurs jouissant d’une grande liberté d’initiative. Théoriquement ils pouvaient aller inspecter bureaux et programmes où ils voulaient, et même sans prévenir. En fait, la plupart des inspecteurs étaient des diplomates semi-retraités qui se prenaient très au sérieux et qui, étant une production du système, étaient plutôt enclins à en profiter qu’à le réformer : ils faisaient partie du problème, rarement de la solution. L’exception c’était Maurice. D’une part, venant de la Cour des Comptes il avait toutes les compétences pour identifier et analyser les failles des organisations nationales ou internationales. D’autre part, j’ai vite compris que son esprit critique et sa rigueur le mettaient tout à fait à part de ses collègues et il n’hésitait pas à le faire savoir. Il sentait un peu le soufre.

Étant le seul « attaché de recherche » francophone, j’ai été naturellement amené à beaucoup travailler avec Maurice sur des sujets techniques et un peu arides – comment moderniser les budgets et la planification des activités – et d’autres plus politiques ou même assez révolutionnaires pour l’époque – en pleine guerre froide — comment envisager la réforme de l’institution pour la rendre plus à même d’affronter les défis de la fin du XXe siècle. J’ai tout appris de lui sur le fonctionnement de l’ONU, sur comment naissent les idées et comment on peut les aider dans leur parcours pour infiltrer l’organisation. J’ai appris, par exemple, que l’ONU a un ventre mou et que si l’on si prend avec une combinaison de tact et de persévérance, et avec les bonnes alliances, il y a beaucoup d’espaces qu’on peut occuper pour faire avancer les choses. Il m’a appris avant tout qu’il faut commencer par aborder le problème du bruit de fond : il faut s’attaquer à la confusion intellectuelle. Il faut des concepts clairs. Il ne faut pas abandonner non plus : si une idée ne passe pas, parce qu’elle est en avance sur son temps, il ne faut pas renoncer, il faut revenir par la bande avec une autre approche. Si on regarde le rôle de Maurice à la fin des années 80 quand il a publié son rapport sur la crise de l’ONU, on s’aperçoit qu’il était très en avance sur son temps. Ses idées furent battues en brèche, mais elles reviennent, elles sont étudiées dans les universités elles influencent encore ceux qui s’attachent encore à la lourde tâche de la réforme de l’ONU et de son conseil de sécurité.

Quand Maurice a quitté le CCI au milieu des années 90, naturellement je me suis senti un peu «orphelin». Mais entre-temps nous étions devenus amis et nous avons continué à nous voir quand c’était possible au fil de nos déplacements respectifs et à nous écrire et à réfléchir ensemble. Des transformations sont survenues dans nos rapports par exemple le jour où il a annoncé à Doris, ma femme et moi que désormais on allait tous se tutoyer !

Le «chef» m’ayant encouragé à quitter Genève pour des horizons plus stimulants, je suis parti sur le terrain puis à New York (mais Doris et Maurice n’y étaient plus) puis de nouveau sur le terrain. Depuis l’Afghanistan je continuais à suivre ce qu’il écrivait et ce qui me frappait c’était qu’en vieillissant, contrairement aux idées reçues, sa pensée se radicalisait. Il avait bien compris les failles du système international et ne mâchait pas ses mots. Son livre L’ONU, dont la première édition date de 1994 en témoigne. Nous nous sommes retrouvés de manière plus stable au début des années 2000 quand Doris était en poste à Genève et puis plus tard de temps en temps lors de visites à Paris.

Sa santé déclinait bien sûr, mais il avait encore toute sa verve. Son indignation vis-à-vis l’état du monde ne faisait que grandir. Et puis le «chef» m’a fait un grand honneur : il m’a demandé de l’aider à réviser et remettre à jour L’ONU, chose que je pouvais difficilement refuser. Il m’a laissé carte blanche pour couper ce qui n’était plus d’actualité et rajouter quelques pages sur ce qui avait évolué depuis 1994, par exemple sur les droits humains et l’explosion de l’aide humanitaire. L’ONU a bien changé, son rôle a été marginalisé. Les valeurs que Maurice m’avait transmises, par exemple sur l’importance d’une fonction publique internationale indépendante qui formerait l’ossature de l’organisation, n’ont plus cours. Tout est maintenant plus politisé et même privatisé. Mais en même temps en révisant son texte je me suis aperçu que son diagnostic critique n’avait pas pris une ride.

Il y a quelques semaines je participais à un débat à Genève sur la crise de l’humanitaire. Après la discussion une jeune étudiante s’est approchée. Elle avait L’ONU à la main et m’a demandé de le lui dédicacer. Elle faisait un mémoire sur la crise de l’ONU et ce livre lui avait ouvert les yeux ! Je ne crois pas qu’il y ait une meilleure façon de rendre hommage au travail et aux idées de Maurice : les jeunes le lisent.

Pour ses idées et pour presque quarante ans d’amitié, Maurice restera à jamais «mon chef».

Antonio Donini
Ancien fonctionnaire ONU et spécialiste de l’action humanitaire