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Du danger des « bons sens »


| Maurice Bertrand

Il n’y a rien d’aussi dangereux que le « bon sens ». L’histoire des « bons sens » qui se sont succédé dans la culture occidentale démontre clairement que les « pièges à peuples » qui n’ont pu être évités, les oppressions les plus terribles, les catastrophes nationales et planétaires les plus dramatiques, les escroqueries intellectuelles les plus humiliantes ont été dues à ce que l’on appelle le bon sens. Ce constat mérite quelque réflexion.

Il ne s’agit pas d’autre chose que de la manière dont les esprits voient et comprennent la société dans laquelle ils vivent et le monde qui la contient. Il y a certes des visions qui diffèrent suivant les classes sociales, le niveau d’instruction, l’environnement affectif de chaque individu. C’est ce que l’on appelle des « idéologies », c’est-à-dire des conceptions commandées pour l’essentiel par l’influence inconsciente de la position sociale et affective des esprits concernés. Ces conceptions variées et contradictoires soutiennent le débat entre partis politiques, syndicats, professions, centres divers de réflexion, etc. Mais le fait que ces divergences n’entraînent pas de guerre civile entre partisans de solutions opposées signifie qu’il existe, par delà ces divergences, à un niveau plus profond, un ensemble de croyances communes. C’est le ciment qui tient ensemble les divers éléments de la société. C’est cet ensemble que l’on appelle le « bon sens. » On peut le définir comme l’ensemble des idées que partagent en commun :

  • conservateurs et progressistes confondus,
  • tous les membres d’une société, quand cette société vit en paix. Les guerres civiles ne se produisent que lorsque c’est ce sens commun qui est remis en question.

Or si les chercheurs politiques ont beaucoup disserté sur les idéologies, peu d’attention en revanche a été apportée à l’histoire et à l’évolution des « bons sens » qui se sont succédé à travers les changements de types de société. Et surtout, aucune attention n’a été portée au fait que les croyances collectives que désigne ce terme ne peuvent qu’être, pour l’essentiel, fausses et dangereuses, parce qu’elles sont le résultat d’un compromis inconscient qui favorise toujours les systèmes d’oppression.

Les « bons sens » sont des ensembles complexes qui concernent aussi bien :

  • la vision du monde physique,
  • la position de la terre dans l’espace et ses mouvements,
  • l’acceptation de l’ordre social existant et des catastrophes qui l’accompagnent (le respect des hiérarchies et des inégalités, les jeux qui donnent un sens à la vie,
  • la guerre, l’enrichissement, le pouvoir…),
  • le soutien philosophique de cet ordre,
  • sa justification théorique.

Au moyen âge en Europe, le bon sens consistait dans la foi chrétienne, le mépris et la haine des infidèles, la mise à l’écart des juifs, l’acceptation du système féodal comme naturel, la supériorité des aristocrates sur les manants, la croyance en une terre fixe autour de laquelle tournaient le soleil et les étoiles. Les jeux auxquels jouaient les classes dirigeantes — rivalités pour le pouvoir entre familles, guerres permanentes avec une préférence pour les guerres de succession, accaparement de l’essentiel de la richesse par une très petite minorité — se jouaient dans le cadre d’une morale très laxiste réservée aux guerriers, mais le sens commun était tel que les malheurs qui en résultaient pour les peuples étaient considérés comme naturels par ceux mêmes qui les subissaient, et le prestige des conquérants donnait sa légitimité aux exactions les plus inhumaines.

Dans la culture occidentale moderne, et à l’intérieur de chaque nation, le bon sens existant comprend aujourd’hui la relativité physique de la planète terre dans les milliards d’étoiles et de galaxies, l’idée que la « nature humaine » est perverse et que les guerres sont inévitables, celle que l’ordre organisé dans le cadre de la démocratie représentative est le moins mauvais possible, celle que l’intérêt individuel et national dirige les comportements, celle qu’il faut croire aux droits de l’homme, sans exagération toutefois, la conviction de la supériorité de la nation à laquelle on appartient, une bonne dose de « réalisme » soit de méfiance à l’égard de « l’utopie », une confiance sans réserve dans la raison et la science, enfin une foi dans les ressources illimitées du « progrès. »

Il s’agit donc d’un mélange hétéroclite :

  • de concepts vagues auxquels chacun donne la signification qui lui paraît bonne,
    de jeux — guerre, enrichissement, pouvoir —, donnant un sens à la vie,
  • de sentiments largement inconscients.


Une sorte d’inventaire « à la Prévert » en quelque sorte, mais qui aide les esprits modernes à jouir d’un certain niveau de confort intellectuel.

C’est aussi ce qu’un chercheur américain (Boulding) a appelé le « folk knowledge », le « savoir populaire », c’est-à-dire ce qui est déposé dans tous les esprits à un moment donné, dans une société déterminée, comme résumé du travail des chercheurs dans des formules simples — la « sagesse des nations » en quelque sorte, ou encore le produit du formatage des esprits par la pression sociale exercée dès la naissance des individus par la famille, l’école, les prestiges sociaux, les médias, le poids de l’histoire, les champs d’ambition offerts aux dirigés par les privilégiés.

Que, dans ces conditions, les « bons sens » transportent avec eux une énorme dose d’hypocrisie et un système très performant d’escroquerie intellectuelle et sentimentale n’a évidemment rien d’étonnant. Tout se passe en effet comme si la formation des esprits était confiée par la nature à un virus agissant sans contrôle au moment même ou commence à naître l’esprit.