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Rapport sur la planète


| Maurice Bertrand

L’histoire de l’humanité est une triste histoire. Et il y a des chances pour qu’elle reste triste longtemps. Elle est celle de l’oppression des peuples par de petites minorités cyniques, avides, féroces, méprisantes et soucieuses seulement de leur pouvoir. Elle s’explique par l’incapacité de contrôler des forces sociales, qui produisent l’horreur des guerres et des génocides et conduisent au suicide collectif. Elle dépend de la survie de croyances débiles qui créent des comportements irrationnels et inhumains.

L’humanité n’est pas gérée : l’anarchie règne et les idées reçues laissent croire que l’espoir d’une gestion correcte est illusoire. Ce constat est pénible. Mais il faut le faire pour tenter de comprendre pourquoi il en va ainsi. Rien de nouveau en fait, la seule différence étant l’importance du degré d’hypocrisie qui atteint aujourd’hui un sommet.

L’idéologie officielle est celle de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la démocratie, de la bonne « gouvernance », du respect des droits de l’homme, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la recherche de la paix. Or des guerres inutiles continuent de dévaster plusieurs pays, les inégalités n’ont jamais été aussi élevées, des milliards d’individus vivent en dessous du seuil de pauvreté et n’ont aucun accès à des systèmes d’éducation convenables, le pouvoir appartient aux détenteurs de très grandes fortunes qui financent les élections et contrôlent la plus grande partie des médias ; ni les Kurdes, ni les Palestiniens, ni les Syriens n’ont le droit de disposer d’eux-mêmes ; les droits de l’homme sont ignorés dans de très nombreux pays, l’anarchie règne au niveau international, les risques de guerres entre cultures s’accroissent sans que rien ne soit fait pour les réduire.

Le 21e siècle n’est que le prolongement du 20e dont l’histoire a été faite de deux guerres mondiales, de plusieurs systèmes de camps d’extermination, de nombreux régimes totalitaires, de guerres de décolonisation, de génocides, de destruction de cités entières par le feu et par bombes atomiques, de guerre froide entre l’Est et l’Ouest sur fond de terreur nucléaire. Le déchaînement des forces obscures qui ont conduit à ces catastrophes a été occulté facilement par l’idéologie du progrès technique confondue avec le progrès social et moral. La bêtise est ainsi venue au secours de l’acceptation de l’horreur. Et il n’y a pas de raison pour que ce système d’abrutissement ne continue pas à régner.

Les perspectives en ce début de 21e siècle s’ouvrent sur l’usage généralisé du terrorisme, sur l’incompréhension entre cultures, sur des guerres sans issue et sans raison, sur l’impérialisme militariste des riches et sur le désespoir des pauvres. Et ceci au moment même où la nécessité d’une mondialisation politique s’impose à des classes dirigeantes nationalistes, incapables de transformer utilement les structures d’un ordre inadapté, prodigieusement inégalitaire, injuste et oppressif. Certes, les classes dirigeantes ont toujours servi leurs propres intérêts et non ceux des peuples, mais la situation actuelle est particulièrement grave et paradoxale. Au moment où les peuples commencent à intervenir dans la définition de leur destin — instruction plus développée, classes moyennes plus nombreuses, officialisation de l’idéal démocratique et du respect des droits de l’homme, paix entre pays développés, etc. — les retours en arrière dramatiques envahissent la scène politique à des niveaux de sauvagerie jamais atteints.

La rapidité et l’importance du « changement » dépassent, plus nettement que jamais, la capacité d’adaptation aux problèmes ainsi posés. Les éléments nouveaux concernent le dépassement des structures politiques fondamentales et la réduction du différentiel d’instruction et d’information, c.-à-d. la distance dirigeants-dirigés. Il s’agit d’une transformation structurelle révolutionnaire dont la nature et la profondeur ne sont pas mesurées.

La réduction en cours du différentiel d’instruction et d’information entre dirigeants et dirigés n’a guère de chances d’accroître la rationalité des politiques. Elle risque au contraire d’augmenter la férocité des affrontements. Toutes les conditions sont réunies pour que de nouveaux pièges se referment sur les peuples. La lutte entre forces sociales obscures et non identifiées continue allègrement sans que rien ne soit prévu pour l’empêcher de produire des catastrophes de même type que celles que l’humanité a connues. Les risques sont même plus graves.

En définitive ce qui caractérise la situation actuelle c’est la nouveauté et le caractère structurel du changement en cours et l’incapacité des dirigeants d’y faire face. Le monde est confronté depuis plus d’un siècle à deux phénomènes absolument nouveaux qui sont le processus de dépassement des États nations et la réduction inévitable du différentiel d’instruction et d’information entre dirigeants et dirigés. Les idées reçues ne reconnaissent pas même l’existence des forces en mouvement qui modifient les fondements structurels de la société mondiale. Ce sont les causes de cette ignorance qu’il faut donc analyser pour comprendre la situation actuelle.

Les politiques qui sont actuellement suivies par les gouvernements sont fondées sur les idées que la pression des idéologies officielles a insérées dans la majorité des esprits. Ce sont les croyances qui mènent le monde, et c’est la culture occidentale dominante qui impose ces croyances à l’ensemble de la planète. Elles sont composée essentiellement d’une philosophie qui se prétend « réaliste », de l’acceptation d’une morale pour dirigeants distincte de la morale pour les peuples, d’une foi sans réserve dans les vertus du progrès, de l’explication des catastrophes sociales par la « perversité de la nature humaine », de libéralisme et de militarisme, de l’idée que la division du travail implique nécessairement l’existence de classes, de l’idée de légitimité de « l’intérêt national », et de quelques autres convictions simples mais fausses. C’est ce que l’on appelle en anglais le « folk knowledge », ou en français la « sagesse des nations ». C’est en fait l’instrument le moins adapté pour résoudre les problèmes auxquels l’humanité doit faire face. En fait, ces croyances sont absurdes. Il faut donc tenter de comprendre pourquoi on en est arrivé là.