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Jeux idiots ?


| Maurice Bertrand

L’historien néerlandais Johan Huizinga  a publié en 1938 un essai, qui a eu beaucoup de succès, sur la fonction sociale du jeu : « Homo ludens ». Il y explique que « le jeu est plus ancien que la culture », que « la culture naît sous forme de jeu », que c’est dans les jeux que « la communauté exprime son interprétation de la vie et du monde ». Cette thèse est certainement audacieuse, sinon révolutionnaire, dans un monde où l’on croit que tout est utilitaire et que tout s’explique par la techno-économie.

Malheureusement, il ne fournit pas du jeu une définition très claire et les nombreux exemples qu’il en donne montrent qu’il n’a pas mesuré lui-même la portée révolutionnaire de son intuition. Bien qu’il constate à diverses reprises que les jeux les plus importants sont réservés aux aristocrates, il n’établit pas de distinction entre les jeux des classes dirigeantes et les jeux des dirigés. À une intuition géniale ne correspond pas la prise de conscience de sa dimension politique.

Car si l’on en croit le dictionnaire Robert, et si le jeu est « une activité physique ou mentale purement gratuite qui n’a, dans la conscience de celui qui s’y livre, d’autre but que le plaisir qu’elle procure » et si le jeu est à l’origine des formes qu’ont revêtu les cultures existantes, dans leurs aspects essentiels, c’est bien essentiellement l’idée que l’on se fait généralement de la société et de la politique qui est fondamentalement remise en question. Si l’exercice du pouvoir est un jeu, si la guerre est un jeu, il est évidemment urgent de se demander si ce ne sont pas des jeux idiots, et s’il n’est pas indispensable de réviser sérieusement des conceptions qui ont toutes pris naissance dans les périodes les plus primitives de la formation des cultures ; en d’autres termes de vérifier si nous ne jouons pas, sans nous en rendre compte, à des jeux contraires à ce que nous croyons devoir être une « civilisation ».

L’exemple de la guerre est particulièrement net à cet égard. Si c’est par jeu que des dizaines de millions d’hommes se sont affrontés et détruits mutuellement au cours de guerres innombrables, et tout particulièrement au cours des deux guerres mondiales, dans les tranchées de Champagne et de la Somme entre 1914 et 1918, dans les champs de bataille de Russie et du Pacifique entre 1940 et 1945, si c’est par jeu que des génocides sont commis, si l’idée même d’ennemi est une création ludique, il est évident qu’il est urgent de remettre en question quelques-unes de nos idées reçues.