Skip to main content

Retour au vocabulaire


| Maurice Bertrand

Qu’est ce que « l’esprit » sinon la langue et par conséquent les mots qui la composent et la grammaire qui les unit ? La comparaison avec les théories émises par les physiciens sur la matière et sur les particules qui la composent me paraît ici de quelque utilité. Les mots, i.e. les « concepts » c’est à dire la manière de voir les choses ou de les imaginer peuvent se comparer aux atomes et aux molécules. Mais, en les considérant selon leur origine et leur contenu, il devrait être possible d’analyser les éléments plus petits qui les composent, éléments qui pourraient être comparables aux protons et aux électrons, photons et neutrinos, et aux interactions qui les relient. Les auteurs de dictionnaires ont fait à cet égard des efforts considérables de description, (notamment par leurs recherches étymologiques), mais à ma connaissance, il n’existe pas de théorie générale sur la nature propre et le fonctionnement des mots.

Il est pourtant évident par exemple que les mots ont une « charge » affective, ou identitaire, ou idéologique, qui s’ajoute à ce que l’on appelle leur « sens ». Si l’on considère par exemple des concepts comme « la France », « l’Angleterre », ou « l’Allemagne », on ne peut les dissocier de la charge sentimentale qu’ils véhiculent pour les citoyens de chacun de ces pays. Ces mots émettent une lumière et transmettent des émotions. Il faut ajouter que les mots agissent conjointement par « familles » qui fournissent une explication du monde.

Il faut, bien entendu distinguer les mots descriptifs de la nature concrète et les mots abstraits. Les termes concrets toutefois transmettent des « perceptions », c’est à dire des « visions » des choses et des notions aussi simples qu’ « arbre » ou « animal » peuvent avoir des significations variables suivant les cultures. Il y a en fait une relation générale entre tous les mots d’une langue et l’on pourrait sans doute, identifier les mots ou ensembles de mots « fédérateurs », nœud d’une « culture ».

Les concepts abstraits comme « la liberté », la « raison », « l’esprit », la « morale », tiennent une place exceptionnelle parce qu’ils sont consacrés à façonner la vision commune du monde, de l’homme et de la société. C’est pourquoi il est indispensable de les classer suivant leur « force cognitive » ou capacité fédérative d’autres mots en des « familles » qui se battent entre elles pour asseoir leur pouvoir sur les esprits. Il s’agit souvent de concepts purement imaginaires en ce sens que personne n’a jamais constaté l’existence de ce qu’ils désignent. Les mots « Dieu » au singulier, ou « les dieux » au pluriel, sont sans doute le meilleur exemple de cette capacité. Il en va de même de tous les « mots clefs » d’une vision-explication du monde tels que « prolétariat » ou « lutte des classes » dans l’idéologie marxiste, « concurrence », « profit » ou « libre échange » dans l’idéologie néolibérale. De telles visions du monde se dotent aussi de mots négatifs destinés à détruire les visions contraires et concurrentes tels que les mots « utopie » ou »idéalisme », ou « illusion » pour la défense du « réalisme » conservateur. Il existe aussi des mots de pure propagande, pour telle ou telle idéologie, qui tentent de projeter sur les esprits un effluve positif à l’égard de l’explication qu’elles soutiennent : La « gloire », le « courage », la « grandeur », les conquérants », la « victoire », les « uniformes », et tout le vocabulaire militaire viennent ainsi des croyances militaristes. De même la « sainteté, la « charité » « l’amour », le « pardon », le « paradis » et « l’enfer », le « diable » lui- même se mobilisent pour ancrer un certain christianisme dans les esprits.

On se trouve donc en présence d’éléments qui agissent les uns sur les autres s’agglomèrent et se détruisent mutuellement suivant des forces jusqu’ici mal ou peu identifiées. La physique et la chimie de l’esprit ne disposent pas encore de « modèle standard ». Et c’est très dommage, si l’on pense que l’esprit est plus important que la matière.

Un fait fondamental est que « l’esprit » est indissociable du « soi ». L’esprit n’existe que chez les individus, même si les individus partagent des concepts et des sentiments communs et ne peuvent penser et sentir qu’en société. Le « soi » est un produit collectif, mais il a aussi son originalité. Ce sont là des banalités, mais toute théorie de l’esprit doit nécessairement tenir compte de cette structure de base. La recherche dans le sens de l’établissement d’une typologie des « soi » pourrait–elle aider à la construction d‘une vue d’ensemble ? En identifiant par exemple les facteurs qui contribuent à la composition structurelle des esprits, à leurs comportements, et à leurs degrés de liberté ? Les forces qui agissent ainsi sont des sentiments et des croyances. Le plus répandu est le sentiment de la supériorité du soi et du groupe auquel il se sent appartenir,– famille, tribu, province, nation, race, religion etc…–, fortement lié à la notion d’ennemi ,– les autres, les voisins, les nomades, etc…–. Le besoin d’être certain de détenir la vérité est aussi un sentiment fondamental, très souvent trop facilement satisfait. Il faut aussi tenir compte des instruments de communication entre soi, i.e. des concepts et de la grammaire qui les unit et qui leur permet d’interagir. Il y a enfin les structures sociales, notamment institutionnelles, et leur évolution, qui fournissent ce que l’on pourrait appeler des « cadres de pensée ». L’identification des éléments de l’esprit permettrait d’écrire son histoire.